Counter-narratives (1) (contre-légendes, contre-récits...) est né de la volonté d’universitaires spécialistes de la péninsule arabique de tordre le cou à quelques légendes. Ces légendes peuvent aussi bien provenir de la répétition, livre après livre, auteur après auteur, des mêmes thèmes présentés comme vérités établies, quoique rarement revisitées, alors qu’il ne s’agit souvent que de récits de seconde main, que de l’historiographie officielle des Etats eux-mêmes, non exempte d’une « tradition » inventée pour des besoins de légitimation politique.
Pour Madawi Al-Rasheed, qui coordonne avec Robert Vitalis ce stimulant ouvrage,
la Péninsule demeure une « terra incognita analytique ».
Il est devenu nécessaire de contester les mythes colportés par
les Etats sur eux-mêmes en s’appuyant sur les sources historiques
locales, y compris la tradition orale, et non seulement les archives des empires
britannique ou ottoman, ou sur les souvenirs, précieux mais partiaux,
de personnages pittoresques comme Sir John Philby. Counter-narratives donne
ainsi la parole à des chercheurs aux approches différentes mais
complémentaires.
Sheila Carapico invite les chercheurs à délaisser l’appellation
commode de « Golfe », héritée du colonialisme
britannique et des préoccupations pétrolières ou militaires
américaines, pour envisager la péninsule arabique dans son ensemble.
Sa thèse – intéressante, même s’il est permis
de ne pas la suivre entièrement – est qu’on assiste à
un renouveau d’une identité « jazirienne »
(jazira = péninsule) au détriment d’une identité
« khalijienne » (khalij = golfe).
Abdelaziz Al-Fahad s’attaque, quant à lui, à un autre mythe :
celui d’une Arabie saoudite incarnation des valeurs tribales et bédouines.
C’est en fait tout le contraire : l’Etat saoudien est avant tout
un projet sédentaire (hadari) et centralisateur destiné à
mettre fin à l’hégémonie bédouine, en réaction
à l’instabilité politique chronique et aux raids incessants
des bédouins, qui compromettaient le développement économique.
Le génie d’Ibn Saoud est d’avoir, à travers les
ikhwan, instrumentalisé les bédouins et leur ardeur guerrière
pour promouvoir la subversion idéologique qui sous-tend le projet wahhabite.
L’écrasement des ikhwan en 1929, avec l’appui britannique,
consacre la victoire des sédentaires sur les bédouins.
Pour sa part, Robert Vitalis se livre à une plongée dans le monde
de l’Aramco, cet Etat dans l’Etat dont les dirigeants avaient plus
de pouvoir que l’ambassadeur américain. L’Aramco a offert au
pays ses premières infrastructures, subi ses premières grèves
et indiqué aux autorités saoudiennes comment les réprimer
en les persuadant qu’il s’agissait d’un complot communiste. La
firme s’appuyait sur un service de renseignement qui lui était propre
et qui gérait son espace, quasiment extraterritorial, en y transposant
la ségrégation qui sévissait alors aux Etats-Unis.
Madawi Al-Rasheed revient sur l’épopée de la prise de Riyad
en 1902 par Abdelaziz (Ibn Saoud), détruisant au passage quelques
mythes. Comme elle l’avait déjà détaillé dans
son ouvrage de référence A History of Saudi Arabia (2), la
célébration en 1999 du centenaire de cet épisode (3),
présenté comme l’acte fondateur du royaume (au lieu de sa
proclamation officielle en 1932), a donné lieu à un culte quasi
totémique de la figure d’Ibn Saoud, contrairement à
tous les préceptes wahhabites, au point de provoquer l’ire du grand
mufti du royaume, Ibn Baz.
La famille régnante, face à une opposition religieuse qui conteste
son pouvoir au nom même des principes fondateurs du régime, bénéficie
de la fragmentation de cette opposition divisée : Mohammed Al-Massaari,
qui combat de Londres le régime au nom d’un projet panislamiste,
est à son tour mis en cause par son adjoint Saad Al-Faqih, qui raisonne
dans le cadre national. Dans le pays même, les « cheikhs du
réveil », Salman Awdah et Safar Hawali, animent une contestation
qui révèle une crise de génération entre les oulémas
saoudiens. Mais le point commun à tous ces discours est l’absence
de projet politique pour l’après-Saoud.
En ces temps de contestation islamiste, la maison des Saoud avait besoin de
relégitimer son pouvoir par une réappropriation de l’Histoire.
Elle l’a fait en occultant la dimension chiite du pays, la résistance
à la « wahhabisation » dans les provinces conquises
et occupées, le rôle historique des nomades en Arabie ou encore
le règne du roi Saoud, et en magnifiant, au contraire, la prise
de Riyad par Abdelaziz en 1902. Pour cela, il lui fallait réinventer
la tradition et verrouiller l’historiographie. Elle ne s’en est pas
privée.
Olivier Da Lage
(1) Madawi Al-Rasheed et Robert Vitalis (dir.), Counter-narratives, history,
contemporary society and politics in Saudi Arabia and Yemen, Palgrave Macmillan,
New York, 2004, 42,15 dollars.
(2) Madawi Al-Rasheed, A History of Saudi Arabia, Cambridge, 2002.
(3) Il s’agit naturellement des années lunaires du calendrier musulman.